• Le 2 février 1933, Les sœurs Papin assassinaient leurs patronnes (mère et fille) à la suite d’une panne d’éclairage provoquée par la maladresse des deux sœurs.

    Extraits – les enjeux psychiques du travail – Pascale Molinier 

    « sur la forme de l’attaque il est difficile d’admettre une autre version que celle qu’ont donnée les sœurs, à savoir qu’elle fut soudaine, simultanée, portée d’emblée au paroxysme de la fureur : chacune s’empare d’une adversaire, lui arrache vivante les yeux des orbites, fait inouï a-t-on dit, dans les annales du crime, et l’assomme. Puis, à l’aide de ce qui se trouve à leur portée, marteau, pichet d’étain, couteau de cuisine, elles s’acharnent sur les corps de leurs victimes, leur écrasent la face, et, dévoilant leur sexe, tailladent profondément les cuisses et les felles de l’une, pour souiller de ce sang celles de l’autre. Elles lavent ensuite les instruments de ces rites atroces, se purifient elles-mêmes, et se couchent dans le même lit. « En voilà du propre ! » telle est la formule qu’elles échangent et qui semble donner le ton du dégrisement, vidé de toute émotion, qui succède chez elles à l’orgie sanglante ».

    Haine de soi issue de l’histoire infantile, énigme humaine du sexe et de la castration féminine, élévation du sadisme à la dimension anthropologique d’une quête du « mystère de la vie » … « si subjugué que l’on soit par la qualité de la richesse de l’analyse de Lacan, écrit Louis le Guillant, on ne peut se retenir de remarquer qu’elle ne comporte à peu près aucune allusion au fait que Christine et Léa étaient des domestiques. Elle serait valable pour n’importe quelles sœurs (voire pour une paranoïaque enfant unique) ». Pour Le Guillant, Lacan reconduit ainsi ce qui fut occulté durant le procès. « Personne, tout au long de l’audience, n’avait évoqué la condition de domestique, le ressentiment qu’elle éveille chez la plupart de ceux qui la vivent ».

    Louis le Guillant est psychiatre dans un hôpital de femmes (Ville-Evrard). Il constate une sur-représentation statistique des bonnes à tout faire parmi les patientes des hôpitaux psychiatriques de la Seine. Nombreuses sont bretonnes, comme lui. Or selon lui, les paysans bretons ne seraient pas idiots pour envoyer seule à la ville une fille de quatorze ans qui serait d’esprit simple ou un peu dérangée. Celles qui s’en vont sont les mieux armées, psychiquement et intellectuellement, les plus malignes en somme, ce ne sont pas des Bécassines !

    Il aborde le problème de ce qu’il appelle le « pouvoir pathogène de la condition domestique » dans deux textes qui figurent aujourd’hui, parmi les « classiques » de la psychopathologie du travail.

    Lacan et le Guillant s’accordent sur le diagnostic de folie (contre l’avis des juges), mais non sur ses motifs : psychogénèse de la paranoïa d’un côté, prééminence accordée à la sociogenèse de l’autre. Ni l’un, ni l’autre, n’ont examiné les sœurs Papin. Citant les mêmes sources, Lacan et le Guillant ne mettent pas l’accent sur les mêmes éléments du récit. Ainsi le premier mentionne « un père alcoolique, brutal, qui, dit-on, a violé une de ses filles », et passe complètement sous silence la nervosité et le mutisme grandissants après la brouille avec une mère qui les exploitait, les plaçant et les retirant à sa guise tout en percevant leurs gages. 

    Lacan commente essentiellement la dimension érotique du délire de Christine qui « croit bien que dans une autre vie elle a dû être le marie de sa sœur ».

    Le Guillant pour sa part, fait porter l’accent sur une autre de ses déclarations « je ne suis pas folle, je sais ce que je fais. Voilà assez longtemps que l’on est domestique ; nous avons montré notre force ». Le Guillant, comme Lacan, fait état du sentiment très fort qui semblait unir les deux sœurs, mails il mentionne également que, d’après plusieurs témoignages, Léa servait de domestique à sa sœur sans maugréer, elle lui obéissait comme une esclave. La mère exploite le travail des filles, l’aînée celui de sa cadette, selon cette version, on ne peut tirer le fil de l’histoire familiale indépendamment de celui du travail.

    Pour Louis Le Guillant, la « condition » de bonne à tout faire illustre avec une force particulière les mécanismes psychologiques et psychopathologiques liés à ces composantes de la condition humaine que sont la servitude et la domination. La condition constitue une « situation dominante », au sens où elle pèse si lourdement sur toute l’existence qu’il impossible de s’en soustraire…

    Entre la naturalisation de la bonne à tout faire comme « débile mentale » ou « arriérée affective », contre laquelle Le Guillant ne cesse de s’élever, et celle du colonisé comme « fainéant » et « irresponsable » il y a plus qu’un air de famille…

    … « la dialectique du maître et de l’esclave noue en un drame personnel, plus obscur et plus profond, une contradiction générale. Non seulement le ressentiment répond à l’humiliation et à l’injustice, mais l’admiration et l’attrait appellent l’envie et la jalousie ; aux sentiments naturels déçus succède la frustration, une identification impossible engendre la haine, et l’angoisse de la haine »

    L’ambivalence du dominé vis-à-vis du dominant est directement inspirée des thèses d’Albert Memmi.

    Trois traits saillants de la condition de bonne à tout faire :

    L’inexistence et la dépersonnalisation. On change le prénom des domestiques selon les intérêts des maîtres, on leur fait porter un costume, ils sont obligés de s’adresser à leurs maîtres à la troisième personne, le moindre manquement est puni sévèrement, on parle devant eux comme s’ils n’étaient pas là. Leur présence n’est pas forcément perçue. Dans des enquêtes récentes menées en Amérique latine, il est fréquent que la domestique ne soit pas citée spontanément quand on demande à l’interviewé de faire la liste des personnes qui résident à son domicile.

    L’isolement devient « solitude existentielle », aliénation par impossible identification à l’autre « opposition intériorisée ».

    Le ressentiment permanent alimente la haine fondamentale du domestique à l’égard de son maître, une haine ravalée, dont le domestique n’est pas forcément conscient, mais qui est là, en arrière fond, de façon constante. La force de cette hostilité cachée engendrerait une vive culpabilité.

    C'est cette haine passionnée dont les sœurs Papin ne sont pas conscientes qui lui auraient conduites au meurtre. Ainsi Mme Lancelin, qui une fois la semaine enfilait rituellement ses gants blancs pour traquer la poussière sur les meubles, n'est pas plus responsable de son homicide que dans la version de Lacan. Pour Le Guillant, il n'y a pas de bons maîtres. 

     


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