• Extrait de « Travail et santé mentale : approches cliniques » de Pascale Molinier et Anne Flottes

    La « reconnaissance » est considérée comme un opérateur principal dans la préservation de la santé. Mais ce terme renvoie à des représentations très différentes selon les auteurs et souvent décalées du langage courant. La reconnaissance n’est pas un processus mécanique mais dynamique.

    Si le travail occupe une place importante dans la façon dont les gens donnent un sens à leur existence, il en résulte une vulnérabilité quand le travail ne permet plus de construire ce sens, parce que son contenu, son évaluation ou ses conditions ont changé par exemple. Les statisticiens en santé-travail, depuis une dizaine d’années, testent un item qui, à l’origine, visait à mesurer l’intensité temporelle du travail : « Il vous arrive (toujours, souvent, rarement, jamais) de traiter trop vite une opération qui demanderait davantage de soin ». Les statisticiens voulaient ainsi mesurer le « trop vite » pour tester notamment l’hypothèse de l’intensification du travail. Mais ils se sont rendus compte à l’usage que l’élément important était le « davantage de soin ». Cet item ne préjuge donc pas d’un profil de personne ou de métier particulier mais de l’importance, pour la majorité des travailleurs, de produire un travail qu’ils jugent de qualité acceptable. Une réponse positive à cette question est largement corrélée avec des indicateurs de dégradation de la santé (MOLINIE, VOLKOFF, 2000).

    Aussi longtemps que le travail fait sens pour les gens, quand bien même il y aurait des désagréments, et il y en a toujours, la souffrance n’est pas pathogène. On a longtemps pensé que le déficit chronique de reconnaissance du travail féminisé devait être préjudiciable à la santé. L’expérience des travailleuses dans le secteur des services aux personnes montre que leur investissement peut se maintenir même avec une faible reconnaissance sociale, aussi longtemps qu’elles peuvent réaliser leur travail avec soin, comme l’ont montré des études récentes en sociologie du genre (GALERAND, KERGOAT, 2008 ; DONIOL-SHAW, 2009). Ceci complexifie l’idée très répandue selon laquelle la souffrance se résoudrait par la reconnaissance.

    Du point de vue de la psychodynamique du travail, la reconnaissance du travail n’est pas réductible à un processus intersubjectif se résumant à des actes ponctuels d’encouragement, de gratitude ou de félicitations qui seraient personnellement témoignés par la hiérarchie ou les collègues, ou encore les clients car la dimension affective de la reconnaissance peut aisément être manipulée et constituer un piège pour plus d’exploitation.

    La « vraie » reconnaissance du travail s’inscrit matériellement dans l’organisation du travail sous la forme des moyens accordés pour pouvoir le faire avec soin.

    En d’autres termes, il est faux de penser que l’on travaille pour être reconnu. Nous cherchons plutôt à être reconnus pour travailler, c’est-à-dire pour pouvoir le faire selon nos critères et nos valeurs. La valeur du travail – au sens éthique du terme autrement dit, non utilitariste – n’est pas principalement conférée de l’extérieur par les autres. Elle dépend avant tout de ce qui est important pour nous, de ce qui compte, en fonction d’un tissu d’expériences qui ne se réduisent pas à celles du travail salarié. Toutefois, ces valeurs, qui sont en partie « héritées », se remodèlent également en fonction des expériences vécues, des confrontations au réel du travail et des controverses dans le travail quotidien sur ce qu’il convient de faire pour bien faire ; lorsque les conflits et les contradictions ne sont pas travaillés (FLOTTES, 2007), des risques de dynamiques défavorables existent alors.

    Dans des termes sensiblement différents, pour la clinique de l’activité, la reconnaissance par autrui est organiquement liée au fait de pouvoir se reconnaître dans « quelque chose » qui dépasse les personnes. Se reconnaître dans « quelque chose » serait important afin que ce que je fais reste défendable à mes propres yeux. On retrouve une problématisation très proche de celle de la souffrance éthique, mais… sans l’éthique, puisque l’une des controverses entre psychodynamique du travail et clinique de l’activité passe précisément par le refus de cette dernière de se situer sur « le terrain des valeurs morales » (CLOT, 2010, p. 119).

    Selon Yves Clot, une problématisation en termes de conflit de valeurs, peut « laisser dans l’ombre bien des conflits plus ordinaires sans doute, moins nobles, plus discutables aussi car moins tranchés […]. On n’est pas heurté tous les jours dans sa conscience professionnelle, mais on s’entête souvent à faire quelque chose qui, malheureusement, heurte les logiques de l’organisation sans pouvoir l’infléchir » (CLOT, 2010, p. 119). Ce type de désaccord théorique, s’exprime avant tout dans des conceptions différenciées (ou dans un malentendu sur ces conceptions) de ce que signifie la « valeur » : s’agit-il d’une valeur au sens moral conventionnel (opposant le bien et le mal depuis un point de vue impartial et abstrait) ou bien s’agit-il de « ce qui compte », de ce qui a de la valeur aux yeux des personnes qui travaillent ?

    Si par « conflits de valeurs », on entend « conflit sur ce qui compte dans le travail pour les sujets » (MOLINIER, 2010b), alors le désaccord sera en partie, voire complètement, réduit. Sauf sur un point : les chercheurs en psychodynamique du travail maintiendront certainement, et sur la base de leur clinique, l’importance de « l’éthique » dans la souffrance au travail : éthique pouvant être entendu comme interrogation sur le sens de ce qu’on fait et qui dépasse les dilemmes pratiques vers un questionnement sur le sens de la vie. Soulignons que c’est le mot qui fait la controverse plus que les choses qu’il problématise dans les rapports entre travail et santé mentale.

    Ainsi Yves Clot s’appuie sur l’expérience des ouvriers de Lu et donne l’exemple de la transformation de l’odeur des biscuits qui n’est plus la même depuis que la direction a changé les recettes en baissant la qualité des ingrédients. Bien qu’elle ait prétendu que cela ne changeait rien, les ouvriers ont bien senti que ce n’était pas vrai. « Il y a dans ce souci des « recettes » et dans ce respect des « odeurs » quelque chose de précieux pour la santé au travail » écrit-il (CLOT, 2010, p. 40). Le « souci », le « précieux », sont les termes de ce que l’on désigne comme l’éthique en psychodynamique du travail.

    Par ailleurs, au sens psychodynamique du terme, il n’y a pas de souffrance éthique sans la combinaison de deux critères : un sujet doté d’un sens moral, réalisant une action allant à l’encontre de ce sens moral. Le sens moral dont il est question est celui propre au sujet : il ne nous est donc pas donné a priori mais fait partie de l’énigme de la souffrance à élucider.

    Par exemple, si au moment de l’épidémie de la vache folle, les vétérinaires en charge des abattages massifs des troupeaux réprouvent ce qu’ils font, ce n’est pas parce qu’ils désapprouvent la pratique de l’abattage à des fins prophylactiques, mais parce que, dans la mesure où l’abattage massif leur paraît inapproprié dans ce cas précis, ils estiment que la détresse des éleveurs, auxquels ils sont confrontés par nécessité, est injuste. La trame morale de leur souffrance éthique ne se laisse ainsi pas réduire à un principe simpliste qui serait celui de la compassion pour les éleveurs (ou pour les animaux), puisque cette compassion n’entrerait pas en ligne de compte de la même façon s’ils jugeaient la mesure techniquement adaptée. Ce qui la rend en effet cruelle, c’est son inutilité. Ce qui caractérise, pour eux, le sale boulot et la souffrance éthique, ce n’est pas de faire souffrir les éleveurs, mais de le faire pour rien (GAIGNARD et al., 2005).

    On voit ainsi qu’on accède à la souffrance éthique, une fois que l’on a compris ce qui compte pour les personnes : en situation de travail, ce qui est important, investi d’une valeur, est étroitement articulé avec les règles de métier et la professionnalité. Les gens ont une idée de ce que veut dire « bien travailler » ou « saboter le travail », de même qu’ils ont une idée de l’utilité de leur travail pour autrui (sur ce point, il y a consensus avec la clinique de l’activité). En ce sens, toute tâche s’inscrit dans une éthique individuelle et collective, étroitement corrélées.

    L’affect est donc l’indice de la valeur d’une tâche :

    coudre à la chaîne des pantalons mal coupés dans un tissu de mauvaise qualité peut être considéré par des ouvrières (en particulier parmi les plus anciennes dans le métier) comme du « sale boulot » générant une souffrance éthique.

    C’est justement parce qu’il s’agit d’un affect à l’articulation d’une histoire professionnelle et d’histoires individuelles que cette valeur éthique ne va jamais autant de soi que sembleraient le dire les récits a posteriori des acteurs ou des chercheurs : dans le quotidien, la souffrance éthique au travail est fortement teintée de doutes, d’incertitudes et de conflits non seulement entre travailleurs et décideurs, mais aussi au sein même des collectifs de travail voire des sujets. C’est pourquoi, dans les actions et les débats du quotidien, elle se manifeste moins en positif sous la forme d’une lutte pour la qualité qu’en négatif, par des conflits et des pathologies liées à la honte ou à la culpabilité.

    Bien qu’elle ne décide pas du sens de nos existences, bien qu’elle ne précède pas le sens de ce que nous faisons, la reconnaissance du travail est néanmoins cruciale car nous avons besoin que la valeur de notre contribution soit comprise et respectée pour conserver, ou mieux, pour améliorer ses conditions d’exercice.

    La  reconnaissance du travail est tributaire de l’obtention de deux jugements : le jugement de beauté délivré par les pairs (le travail est reconnu être réalisé dans les règles de l’art) et le jugement d’utilité délivré par la hiérarchie (le travail est reconnu répondre aux objectifs) (DEJOURS, 1993). Ces deux jugements s’avèrent fréquemment en contradiction et l’écart grandissant entre les deux s’explique en grande partie par l’absence de débat sur le travail.

    La gratitude du client représente une autre composante, à double tranchant, dans la dynamique de la reconnaissance. L’investissement dans la relation avec les destinataires du service (clients, usagers, patients, élèves, etc.) soutient certes la motivation et le sens du travail (GALERAND, KERGOAT ; DONIOL, op. cit.), mais peut également donner lieu à des pratiques discriminantes en faveur des destinataires « gratifiants » au détriment de ceux qui le sont moins (ELIASOPH, 2009).

    L’évaluation individuelle et collective (qui a toujours existé) est devenue un outil de management essentiel des nouvelles formes d’organisation et, à ce titre, un point de cristallisation des conflits hiérarchiques et de la souffrance au travail. Les fondements mêmes d’une prétention à évaluer le travail ont été critiqués par la psychodynamique du travail (DEJOURS, 2003), tandis que la clinique de l’activité dénonce le conflit entre l’obsession financière qui valorise exclusivement les critères de rentabilité et conduit au déni de la qualité du travail, et le souci du travail bien fait porté par les salariés (CLOT, 2010).

     

    Si l’on peut endurer le déficit de reconnaissance hiérarchique lorsque le sens du travail est néanmoins préservé, et lorsque la coopération et la reconnaissance entre pairs fonctionnent, certaines configurations de conflits autour de l’évaluation du travail semblent en revanche être particulièrement délétères :

    celles où les difficultés du travail sont au moins en partie connues, mais où la hiérarchie fait comme si elle n’en savait rien, et sanctionne l’écart entre ce qui est fait et ce qui est attendu ; celles où ce qui est attendu (en termes de rendement, de qualité, ou même de « philosophie ») relève d’une mission impossible, absurde ou cynique, comme en ont témoigné ces dernières années, par exemple, les inspecteurs du travail, les personnels des banques ou des hôpitaux dans de nombreux articles de presse ou films documentaires.

    Il est ainsi particulièrement insupportable d’être reconnu pour ce que l’on considère être de mauvaises raisons : qu’il s’agisse du zèle déployé à réaliser ce que l’on réprouve ou d’actions dont on constate a posteriori qu’elles ont produit autre chose que ce que l’on croyait, comme léser un client alors qu’on pensait lui rendre un service, par exemple (GAIGNARD, 2008).

    Bien qu’il n’existe pas de publication faisant explicitement référence à ce problème, il semble que les évaluations « simulacres » ou mensongères sont avant tout douloureuses pour les personnes qui ont « voulu croire » aux critères managériaux de la reconnaissance et ont fait du zèle pour s’y conformer dans des contextes où la dynamique collective s’est orientée vers des objectifs problématiques ; par exemple lorsque des employés d’une assurance ont réduit les remboursements des clients sinistrés au-delà des prescriptions, croyant ainsi améliorer l’évaluation de la performance de leur service en même temps que leur prime, et que celle-ci ne leur est finalement pas attribuée (FLOTTES, 2010).


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